samedi 14 février 2015

Intervention de Patrick Chemla au séminaire du 7 février


Chers amis,
Je vous fais parvenir le texte que j’ai présenté samedi 7 février au séminaire d’Heitor de Macedo. D’autres textes viendront l’enrichir et le compléter : ceux d’Heitor de Macedo, de Mathieu Bellahsen et de Pierre Dardot.
Patrick Chemla
NB. Pour une meilleure compréhension, je vous joins le texte de Badiou


Intervention pour le séminaire d'Heitor Macedo du 7 février 2015
Transmettre



Déjà un grand merci à Heitor de Macedo et à la Fédération des Ateliers de Psychanalyse pour cette invitation à transmettre une expérience et une traversée. Rien de plus difficile que cet exercice où il s’agit d’aller à l’essentiel en maintenant un voile nécessaire et en sachant l’opacité irréductible du désir inconscient. Tout en sachant par expérience que la transmission ne s’effectue que par malentendus, effets d’inconscient, censures et silenciations, et nécessité pour chacun de se réinscrire dans une filiation analytique mais aussi politique. Granoff parlait de refiliation freudienne pour chaque analyste tenu de revisiter la transmission freudienne avec toute sa richesse mais aussi ses points d’impensé.

J’ai été très touché il y a longtemps par les deux séminaires que Granoff a consacré à cet enjeu et en particulier « la pensée et le féminin », faisant du féminin « l’œil du cyclone » que Freud déchaine dans sa découverte/invention de l’inconscient qui depuis porte son nom.
Commencer ainsi c’est dire aussi le danger de l’héroïsation, de l’idéalisation du père, des pères fondateurs de la psychanalyse, qui peut aussi se renverser, comme on l’a vu pour des gardiens du temple tels que Jeffrey Mason, en volonté farouche de détruire la figure du père, alimentant ensuite une offensive internationale contre la psychanalyse, que Onfray a relayée en France.
La semaine dernière, j’ai fait un exposé au Cercle Freudien où j’ai évoqué mon inscription dans ce groupe depuis sa fondation à une époque où il se disait post-lacanien. Dans la revue de l’époque Patio, des textes de Freud étaient retraduits et le nom de Freud apparaissait dans l’ordre alphabétique des auteurs. Cela choquait certains et me plaisait beaucoup : reconnaitre une dette à Freud, ou à Lacan, Winnicott, Oury et bien d’autres ne devrait rien avoir à faire avec une quelconque religiosité qui les mettrait dans une position d’icone. Si je suis rentré très tôt au Cercle Freudien, c’est précisément parce qu’à l’époque de sa fondation, il se situait comme post-lacanien, et ouvrait la discussion en son sein aux différentes langues qui parlent la psychanalyse. La référence au « cadavre exquis », à l’hétérogène et à une éthique de l’énonciation m’ont permis de me former, d’écouter des collègues qui pouvaient exprimer des points de vue différents, voire contradictoires et d’ouvrir ainsi des espaces de pensée. Remarquons que l’hétérogène et l’éthique de l’énonciation se trouvent logiquement à la fondation de la Pi, mais aussi de la Criée. Le Cercle a aussi pu accueillir ma théorisation balbutiante d’une clinique de la psychose et de l’institution, que je découvrais en l’inventant dans une certaine solitude au Centre Antonin Artaud à Reims. Une découverte déstabilisante, à l’inverse de ce que j’imaginais en termes de « psychanalyse pure », autrement dit de l’espace idéalisé de mon analyse. Cette époque fut de mon côté marquée d’abord par le militantisme politique depuis mai 68, par le Collectif Gardes Fous fondé par plusieurs qui fondèrent ensuite le Cercle, puis par ma longue analyse avec Jacques Hassoun. J’en ai déjà parlé à plusieurs reprises, y compris dans le colloque qui lui a été consacré, car je pense qu’un analyste se doit d’effectuer un passage au public de la traversée permanente qui lui permet de se tenir comme analyste.
J’avais évoqué à cette occasion « l’effondrement traumatique et silencieux des idéaux révolutionnaires » en citant « Actualité d’un Malaise » (livre posthume de Jacques Hassoun), pour une génération pourtant positionnée dans un engagement radical, avec le refus des guerres coloniales et des processus de suraliénation. Très clairement une autre époque politique et cela dès avant mai 68. Ce que l’on peut lire explicitement pour une génération d’analystes dans Enfance Aliénée : actes d’un colloque demandé par Lacan à Maud Mannoni en 1967 (donc avant 68), qui tentait la jonction impossible avec le mouvement antipsychiatrique émergeant en Angleterre en filiation avec le travail de Winnicott.
Je reviendrai plus tard sur cette illusion de l’antipsychiatrie qui a pu fonctionner comme une utopie me mettant en mouvement, mais dont le désillusionnement a fait refluer la plupart : certains quittant le terrain de la pratique et d’autres dérivant vers des positions rétrogrades, religieuses ou carrément réactionnaires.
Quoi qu’il en soit, tenir au jour le jour la fonction d’analyste, en cabinet comme en institution ne devrait rien à voir avec un quelconque statut : il s’agit de relancer sans cesse le questionnement sur ce qui nous arrive, ce que nous entendons, ce que nous éprouvons dans la relation transférentielle. C’est distinguer comme nous l’a enseigné Oury, rôle, statut et fonction, à chaque instant précisément pour ne pas imaginariser la place de l’analyste, l’identifier à un personnage, celui du psychiatre/psychanalyste à une autre époque, celui aujourd’hui peut-être du psychologue docteur en psychanalyse.
Je cite Oury mais pour être honnête, j’ai surtout trouvé dans sa manière de se saisir de la réalité, une légitimation d’une posture spontanée que j’ai crue un temps avoir hérité de Mai 68. Une posture à vrai dire libertaire d’irrévérence vis-à-vis de toute autorité surplombante et religieuse où je reprenais allègrement le slogan « Ni Dieu, ni Maitre ». J’avais évoqué il y a longtemps lors du colloque du Cercle sur le Religieux, cette importance de la profanation qui reconnait le sacré en le transgressant. « Le bal du Yom Kippour » correspondant à cette tradition des juifs anarchistes américains partant à l’assaut des synagogues avec des sandwichs jambon/beurre, pour ensuite festoyer et célébrer ainsi le jour le plus sacré sur un mode paradoxal. Longtemps, j’ai cru avoir trouvé cette histoire chez Paul Auster, pour m’apercevoir lors de la réédition des « Contrebandiers de la mémoire », que c’était dans ce livre écrit par mon analyste que cette « tradition » était relatée. On notera au passage le refoulement nécessaire, qui consiste à rendre étrangère une pensée pour mieux la retrouver et la faire sienne : cryptomnésie nous dit Freud dans son autoprésentation.
Cette anecdote montre s’il en était besoin la nécessité de moduler la séduction du slogan : l’athéisme est une conquête toujours difficile, et nous avons besoin de maitres : pas pour nous prosterner devant eux, mais pour en être enseignés quitte à critiquer leur enseignement, à nous détacher de leur personne etc… Une posture « religieusement libertaire » pourrait très vite devenir une imposture et laisser croire à un auto-engendrement de chaque analyste, ce qui serait une absurdité et même pure folie. Or il n’est pas d’auto-engendrement possible : il n’y a que de la transmission à partir d’un héritage qu’il s’agit d’accepter de recevoir, ou même quelquefois de conquérir, quand il arrive comme aujourd’hui à se trouver frappé d’interdit par la HAS, un héritage que l’on ne saurait faire fructifier dans une logique capitaliste. Au contraire, la logique bataillenne de la dépense improductive me parait essentielle. Il s’agit de parler et d’agir comme en pure perte en sacrifiant toute illusion d’une transmission ad integrum : ce qui est difficile car nous gardons peu ou prou l’espoir que ce qui compte pour nous survivra, trouvera une descendance. Or la pratique analytique, mais aussi l’Histoire, nous montrent chacune à leur manière que rien ne se répète bien sûr à l’identique, mais surtout qu’il s’agit de miser sur des résurgences intempestives : il n’y a pas de sens de l’Histoire, pas plus que de progrès inéluctable de l’humanité comme nous avons pu le croire en d’autres temps. Il y a des trous noirs de la psyché et des catastrophes de l’Histoire qui ne se déduisent en rien d’un déterminisme matérialiste causaliste. Le nazisme par exemple n’a pas pu être appréhendé dans sa nouveauté radicale par la plupart des marxistes de l’époque qui y voyaient une exacerbation du capitalisme. On sait aujourd’hui avec le recul que la destruction opérée de « l’espèce humaine » (R. Antelme), qui a donné lieu à l’invention d’une catégorie juridique nouvelle, « le crime contre l’humanité », se détachait radicalement d’une logique capitaliste. L’acharnement à poursuivre la destruction des juifs, alors que la guerre était pourtant en train d’être perdue pour les nazis est maintenant bien connu par les historiens.
Dans son livre ultime « L’esprit du Mal », Nathalie Zaltzmann bute sur cette réalité qui pourrait paraitre consternante mais qui est le constat réaliste des limites de la Kulturarbeit : l’espoir freudien que chaque analyse ferait effectuer un progrès dans le travail de culture. On sait qu’elle a tenté dans ce livre une conceptualisation pour tenter de penser l’échec de cet espoir avec la distinction entre travail de culture et travail de civilisation. Elle-même me disait dans une discussion au Cercle freudien son sentiment de ne pas avoir abouti à penser cette catégorie du Mal radical, sans doute parce que la psychanalyse ne peut à elle seule penser une telle catégorie morale, dont témoignent la Shoah et les génocides qui ne cessent de se produire depuis. Cela supposerait de s’y mettre à plusieurs avec des historiens, des philosophes, des créateurs et bien d’autres…
Je reparlerai plus tard de l’apport essentiel de N. Zaltzmann, mais je voudrais évoquer la fonction du souvenir écran par rapport au trauma. Longtemps comme je l’ai avancé précédemment, j’ai pensé que c’était mai 68 et le coup d’État au Chili qui m’avaient mis en mouvement, alors que par ailleurs dans l’espace de mon analyse ces événements avaient certes une place importante, mais très relative au regard de la perlaboration de l’infantile, comme le dispositif analytique a forcément tendance à le produire. C’en est une limite, mais je ne crois pas au « sans limites » qui serait imposture ou pure folie : je crois plutôt à des savoirs relatifs et au travail psychique qui se poursuit de diverses manières après l’analyse.
C’est grâce à l’analyse que j’ai pu me dire juif alors que je réduisais jusqu’alors ce signifiant à une religiosité bornée qui m’avait horripilé dans mon adolescence. Je ne peux résister à vous raconter comment je me suis fait expulser par le rabbin après mai 68, parce que je venais à la synagogue avec des livres de Freud et de Marx : « Ce n’étaient que des juifs renégats ». « Et en plus c’était très mauvais que des juifs comme Cohn Bendit soient à la tête de ce mouvement : mauvais pour Israël » !! Il faut dire aussi que dans les années précédentes, et sans connaitre les anarchistes américains, j’entrainais tous les jeunes juifs à manger le jour de Kippour, et que ça avait fini par se savoir. Posture adolescente et jubilatoire sans doute, mais dont j’ai gardé l’empreinte pour la suite, avec mon goût pour la révolte contre toute Ordre institué. Nous reparlerons de Charlie et du droit au blasphème, mais je continue à penser malgré l’âge qu’une telle posture est indispensable pour lutter contre la fétichisation du sacré, contre la religiosité de tous les groupes, groupes politiques mais aussi associations analytiques. Mon premier texte présenté dans un séminaire s’intitulait « la psychanalyse comme grille de déconnage » et il fallut que je répète le titre à plusieurs reprises pour bien faire entendre qu’il ne s’agissait pas de décoder !
Cela ne m’a pas empêché de reconnaitre dans l’analyse l’aspect particulier des signifiants de mon histoire, tout en les reliant à l’universel. D’où la possibilité de me reconnaitre comme juif athée bien avant de savoir que pour Levinas c’était une sorte de pléonasme. Mais la religion que j’avais expérimentée n’avait rien à voir avec une telle hauteur de vue. Au fur et à mesure que je lisais Freud, j’y trouvais la confirmation de cette possibilité du juif athée, ou pour le dire comme lui du juif infidèle. Posture que j’essaie de tenir pour toute transmission d’ailleurs y compris celle de la psychanalyse et de la Pi.
La lecture assidue de Sartre à cette époque et de ses « réflexions sur la question juive » me fut d’un appui précieux, même si je ne voyais pas du tout ce que pourrait être un juif authentique, et que je ne comprenais pas l’espoir qu’il avait pu porter dans le sionisme. La guerre des 6 jours, et l’adhésion passionnée de ma famille à cette guerre de survie, qui fut aussi une guerre de conquête, m’éloigna définitivement du sionisme. Je n’ai su que longtemps après que le philosophe Leibowitz avait estimé, à partir d’un tout autre point de vue, celui de l’éthique du judaïsme, que la conquête des territoires occupés aurait des effets catastrophiques pour la suite. D’où mon impossibilité continue à me reconnaitre dans le sionisme qui m’a valu et me vaut encore pas mal de remontrances, voire pire de certains de mes amis. Mais maintenant que nous traversons une période de remontée violente et meurtrière de l’antisémitisme sous couvert d’antisionisme, je ne me dis plus antisioniste, car je suis d’une extrême méfiance par rapport aux mouvements haineux qui déferlent depuis une vingtaine d’années. Ouvrez internet et vous pourrez lire un peu partout cette réalité assez monstrueuse : chaque personnage politique qui prend la parole est aussitôt affublé en surimpression de son appartenance ethnico-religieuse supposée : « Le juif sioniste qui ment et veut la mort des enfants de Gaza » fonctionnant comme une ritournelle.
Comme s’il y avait une assignation à résidence forcée pour « juif » au projet sioniste. J’ai mis juif entre guillemets car je peux me dire aussi français, franco-maghrébin, grec avec Syriza, internationaliste et amoureux de l’universel : c’est d’ailleurs en cela que je suis très heureux de me dire français, en revendiquant l’héritage des lumières, de la grande révolution française, et de la déclaration universelle des droits de l’homme. Farouchement partisan de la laïcité qui n’est pas une concession française mais un universel à défendre par les temps qui courent !
Je sais maintenant que cette prise de position doit beaucoup à mon enfance juive en Algérie. J’ai évoqué dans un ouvrage collectif sous la direction de Leila Sebbar (« Une enfance juive en Méditerranée musulmane ») l’empreinte ineffaçable, mais aussi la confusion des affects et des pensées que procure pour moi la guerre d’Algérie qui fut d’abord pour moi une guerre civile, avant de pouvoir comprendre qu’elle était aussi une guerre d’indépendance. L’empreinte décisive de la culture judéo-arabe, de l’hospitalité contraignante qu’elle impliquait, mélangée à la haine intercommunautaire, et à la réalité incessante des meurtres, ont en quelque sorte bercé mon enfance. Comment dire la peur transmise par des parents voulant pourtant masquer la cruauté à l’enfant et parlant à mots couverts, voire même codés des disparitions, l’interdiction impossible à comprendre de jouer dans la rue en raison du danger ? Et puis aussi le fait que des mots comme « juif » ou « arabe » deviennent dangereux à prononcer, interdits même, alors que dans le même temps des échanges de gâteaux et autres victuailles ont lieu de façon quotidienne avec les voisins « arabes ». Une réalité somme toute affolante, où mon père est sauvé de justesse de l’assassinat par le voisin poissonnier qui stoppe par une phrase en arabe le coup de couteau meurtrier. Un moment aussi où mon frère aîné est prévenu par ses amis du FLN qu’il n’y aura pas d’avenir pour les juifs en Algérie, alors qu’il voulait s’y installer avec sa famille, et qu’il va alors me ramener en France pour ma sécurité dès 1960…
Je pourrais ainsi égrener une multitude de souvenirs et de réminiscences de cette époque, mais ce qui me frappe à chaque fois c’est la force du désaveu et du déni du meurtre dans le vécu quotidien.
Car il faut bien désavouer la possibilité du meurtre, d’être assassiné, pour continuer à vivre, travailler, aller chaque soir à la promenade sur la place centrale pour déguster la délicieuse glace au citron (le « créponné » dont je n’ai plus jamais bien sûr retrouvé le goût !). Et pendant la dégustation, les adultes parlent dans leur langage codé de l’horreur qui va en s’aggravant.
Jusqu’à la veille de l’indépendance, certains du petit peuple juif d’Algérie achetèrent des biens et des commerces qui se bradaient, comme s’ils ne voulaient pas croire à l’inéluctable, alors que les propriétaires terriens fortunés plaçaient déjà leurs capitaux en France, ce que je n’appris que bien plus tard !
Toute cette folie m’a profondément marqué, bien plus que je ne l’aurais cru ou que je l’aurais voulu : longtemps j’ai voulu relativiser, autrement dit désavouer cette part de mon histoire : je savais bien que j’avais été exilé de ce pays, mais quand même j’étais de toutes façons français depuis toujours, dans une famille exaltant les mérites de l’école laïque et républicaine. Longtemps je n’ai même pas pu éprouver l’exil, écoutant avec agacement les plaintes de mes parents, alors que je trouvais logique que l’Algérie devienne indépendante. Bien plus tard, j’appris par le biais du militantisme la gravité des crimes commis par la France, et j’en fus horrifié car cette histoire ne coïncidait pas du tout avec mon vécu. Il fallut du temps pour que les crimes du FLN soient révélés, et l’émergence de l’islamisme pour découvrir que « le FLN avait été le père du FIS », et avait exalté en son temps l’épuration ethnique et l’expulsion des juifs. Récemment je lisais un papier de Mohamed Harbi (à propos du film de LLedo « Algérie, Histoires à ne pas dire ») expliquant qu’il avait bien fallu à un moment que la révolution ne perde pas militairement contre l’armée française, et faire appel aux populations archaïques des campagnes, avec les effets délétères d’un tournant ethnico-religieux et la volonté de chasser les gaouris (les non musulmans). Ce qui était l’exact contraire de la charte du congrès de la Soummam, mais aussi des aspirations de tous ces militants laïques qui aspiraient à une Algérie multiculturelle et se sont battus au nom des idéaux de la Révolution française. Ainsi très tôt je fus ainsi averti de la violence du déni, de l’attaque de la langue quand elle masque le réel en croyant protéger l’enfant de la cruauté. Très tôt également, je sentis le mensonge qui recouvrait la réalité coloniale : les enfants arabes qui marchaient pieds nus, et dont on me disait que leurs pieds ne supportaient pas les chaussures. Mais surtout ce qui n’était pas dit et rencontrait une incompréhension : le refus de transmettre la langue arabe que mes parents parlaient entre eux quand ils voulaient que je ne les comprenne pas, alors qu’une partie de la famille vivant encore dans le quartier arabe, ne parlait que cette langue qui avait été celle de mes grands-parents. Bien plus tard en lisant Derrida (Le monothéisme de l’autre), j’appris que mon cas était en fait partagé par toute une « communauté d’appartenance» se « françisant » en trois générations pour se tourner irrémédiablement vers la France qui leur offrait la nationalité avec le décret Crémieux. Cela pour le meilleur et pour le pire : car ce processus historique fut marqué par un refoulement violent portant sur la langue arabe, et sur le fait que la plupart étaient en fait indigènes, d’origine berbère, comme la plupart des habitants du Maghreb. Refoulement donc de l’origine et volonté pour beaucoup de s’inventer une filiation sépharade plus prestigieuse.
Je suis maintenant persuadé dans l’après-coup de l’analyse, que ces éléments définissent un trauma silencieux, au-delà des crimes commis de part et d’autres, et constituent la force la plus puissante qui m’a orienté vers la psychanalyse, la politique, et le travail dans le Collectif.
Je n’ai rencontré Freud qu’en terminale grâce à un prof de philosophie, et quand j’ai lu « Trois essais sur la théorie sur la sexualité » j’ai su que je n’étais plus seul : que la psychanalyse « c’était pour moi » ! Je confondais à cette époque neurologie, psychiatrie et psychanalyse : tant mieux sans doute car je n’aurais pas entrepris sinon les études de médecine qui furent un long tunnel ennuyeux pour pouvoir me mettre au travail, mais sans lesquelles je n’aurais pas pu créer le Centre Artaud et prendre la direction d’un service, ce qui est aujourd’hui la seule possibilité pour tenir.
Mais la relation médecin/malade que je constatais à l’hôpital, tramée le plus souvent d’objectivation et de mépris, n’avait rien pour me séduire. Seuls quelques médecins humanistes détonnaient dans un paysage marqué par la hiérarchie et l’inculture.
Je découvrais cela avec une certaine stupeur, après Mai 68 où pourtant toutes ces relations avaient été profondément remises en cause, et je n’ai probablement tenu le coup que par le biais du militantisme. Il y eut le comité Chili, puis ensuite la Ligue, mais très tôt je tentais avec difficulté de construire un rassemblement militant sur les questions de la santé (Groupe lutte Santé), cela avec les autres militants de gauche de la fac. C’est ainsi que je fis la connaissance de la bande à Badiou (l’UCFML), qui nous expliquait déjà « qu’on ne pouvait pas faire d’omelette sans casser les œufs » lorsque nous apprenions les premiers massacres de la révolution culturelle, puis ceux des Khmers rouges. J’appris ainsi très tôt la frérocité entre militants de gauche, et l’absence revendiquée de tout sens moral : les fins justifiant toujours les moyens. Au-delà des massacres, il y aurait l’horizon radieux du communisme qui d’ailleurs résoudrait toute la complexité du monde : les relations hommes/femmes, les accidents du travail, et même la folie qui serait enfin mieux traitée, voire abolie comme un livre sur la santé mentale en Chine (G. Bermann) nous le promettait.
La Ligue Communiste m’offrit par contre un espace remarquable de formation à la pensée critique : il fallait voir la consistance du bulletin intérieur et des écoles de formation, où j’appris des pans entiers de l’histoire qui n’avaient jamais été abordés au lycée ! Certes, l’horizon était là encore radieux, mais la liberté d’une pensée critique restait possible, et même souhaitée du moment qu’elle restait à l’intérieur d’un certain cadre de pensée. Il fallait croire en l’imminence de la révolution, et le slogan de l’époque lancé par Bensaïd, « L’histoire nous mord la nuque », aura marqué toute une génération vite gagnée par la déception. Le film de Romain Goupil « Mourir à 30 ans » (1982) témoigne de ce tournant funèbre marqué par de nombreux suicides.
C’est en 1975 que je rentre à l’HP avec une perspective militante et un acte de foi dans le marxisme et la psychanalyse que j’aurais bien voulu articuler au plus vite, avec la conviction aussi qu’il s’agissait « d’en finir avec l’Asile » dont je constate la violence effective et barbare. J’ai déjà raconté dans une émission avec Laure Adler, mon premier jour de stage dans un service fondé par un analyste qui introduisait avec brillance le lacanisme et la PI : c’était une AG du personnel où fut mise aux voix la dénonciation d’un viol où une patiente accusait un infirmier. Le vote fut négatif, et le délégué CGT annonça que de toute façon il aurait défendu le camarade ! Il n’était bien sûr pas question que les patients aient le droit de vote à cette époque !
Dois-je rajouter qu’ensuite j’appris que cet infirmier trainait une très fâcheuse réputation que nul ne pouvait ignorer… Ce contact traumatique avec l’institution me fit un choc salutaire, même si ce fut d’abord du dégoût et de la déception qui émergèrent. D’entrée de jeu, j’étais plongé dans une réalité où les patients étaient considérés comme une sous-humanité, et ce fut la métaphore coloniale qui me vint à l’esprit, point de rencontre ultérieur avec Alice Cherki. Beaucoup plus tard, après l’analyse d’ailleurs, je mesurais l’importance de ce dont j’ai parlé précédemment : l’empreinte du « trauma algérien » qui m’avait très tôt affecté. L’analyse m’avait permis de visiter ce trauma et « d’habiter l’exil intime », d’en faire autre chose que du dolorisme, mais aussi de trouver insupportable cette victimisation que j’ai évoquée, qui est venue tenir lieu de mode de lecture du politique.
Entre temps il y avait eu aussi la grande mode de la récusation de la théorie du fantasme, et la prise au pied de la lettre de l’ensemble des plaintes pour inceste : les « liaisons dangereuses » dans la Marne entre une pédopsychiatre, une juge pour enfants, et une pédiatre nous firent atteindre le triste record du plus grand nombre de pères incestueux emprisonnés ! Je suis pourtant tout à fait enclin à suivre Ferenczi dans ses réflexions sur le traumatisme, et à devoir inventer dans cette transmission les méthodes actives qui me viennent à l’esprit et au corps, pour accueillir les reviviscences traumatiques lorsqu’elles surgissent dans l’espace de la cure ou dans celui de l’institution. Mais force est de constater l’instrumentalisation qui a été opérée dans une logique de la preuve et de la punition, une logique de victimisation qui écrase le registre du fantasme. Une langue nouvelle a commencé à émerger : « l’enfant incesté » et « le pervers narcissique » promis aux thérapies de reconditionnement et de castration chimique que Stanley Kubrick avait annoncés de façon visionnaire dans Orange Mécanique.
Cette langue nouvelle, cette novlangue pour reprendre le terme d’Orwell, s’est mise à nous envahir dès les années 80 avec cette logique de la preuve, de la traçabilité, de la transparence, de l’évaluation des actes, mais aussi des « thérapies » censées rendre compte de leur efficacité sur le symptôme.  
Je crois que personne n’a compris tout de suite ce renversement, cette « nouvelle raison du monde » néolibéral dont parlent Dardot et Laval dans un ouvrage remarquable et pour le moins inquiétant. L’inquiétude viendrait d’une impossibilité irréductible de sortir de cette logique économique et idéologique, de ce formatage des subjectivités qui rendrait de fait impraticable la possibilité de prendre en acte la logique du désir, et a fortiori la psychanalyse et la mise en acte de l’inconscient qu’elle propose. Ils reviendront je l’espère sur leur dernier livre Commun, qui renverse me semble-t-il la perspective, et ré-ouvre le champ des possibles, la Psychothérapie Institutonnelle étant prise comme exemple d’une praxis instituante.
Toujours est-il que, dès 1985, je me suis trouvé dans la nécessité, avec quelques collègues psy, certains du Cercle Freudien, d’autres comme JC Maleval à l’ECF, de créer à Reims un espace de rencontres sur les pratiques de la psychiatrie et de la psychanalyse : La Criée. Notre première soirée n’a pas pris une ride, et tournait autour de « l’efficacité thérapeutique en questions », avec une dénonciation déjà du DSM et de l’évaluation qu’un médecin-chef, celui-là même que j’évoquais précédemment, mettait en place pour prouver sans doute que son service était le meilleur, et que la psychanalyse lavait plus blanc que blanc.
Sachez qu’il y a actuellement un retour d’un projet analogue, venant cette fois d’analystes de l’APF qui tentent de faire valoir une échelle d’évaluation des psychothérapies analytiques, et de tenter de se faire reconnaitre, et pourquoi pas aimer par l’État. C’est se méprendre sur la nature du néolibéralisme et de sa congruence avec toutes les méthodes adaptatives caractérisées par l’accélération, la transparence et la mesurabilité. Je ne crois pas qu’il s’agisse vraiment du discours de la science comme certains l’ont cru, puisque par exemple en psychiatrie, des scientifiques de renom comme Gonon et d’autres ont récusé la validité de la psychiatrie biologique (cf. l’article de F. Gonon dans la revue Esprit « La psychiatrie biologique, une bulle spéculative »). Mais leur parole reste inaudible, car les prétentions de ce courant, comme celles du courant cognitivo-comportementaliste collent à l’idéologie et à l’accélération de notre époque. Les « résultats » des ennemis déclarés de la psychanalyse sont nuls, truqués, mais il faudra attendre longtemps pour qu’un retour de balancier balaie cette vague obscurantiste qui est le symptôme d’une nouvelle barbarie. Croire qu’on peut arraisonner la folie, en venir à bout à coup de thérapies géniques, de psychoéducation, et de méthodes de chocs de nouveau en vogue pour les récalcitrants, ne peut comme le dit Davoine que « faire revenir la folie sous forme de furie ».
Cette violence froide a déjà explicitement interdit l’abord analytique pour les autistes sans rencontrer les résistances suffisantes, et s’attaque dès à présent à l’ensemble du champ psychopathologique. Le collège national des PUPH en psychiatrie générale s’est donné pour programme de supprimer la pédopsychiatrie, de revenir sur la séparation neurologie/psychiatrie qui date de 68, ce qui s’appelle une contre-révolution, et d’en finir avec « l’hégémonie de la psychanalyse » !
Il y a encore quelques années, je n’y aurais pas cru tellement cela parait énorme, mais voilà que cela arrive par vagues successives, et que le prof de psychiatrie générale de Reims a supprimé le poste d’interne du centre Artaud depuis 1 an, écrivant explicitement à l’ARS et aux autorités que « la psychanalyse ne faisait plus partie du socle de connaissances nécessaires au psychiatre ». Cela alors qu’une minorité intéressante d’internes venaient se former, et participant du transfert avec les patients et le Collectif, engageaient bien souvent une analyse. Faut-il le souligner pourtant : nous n’avons jamais eu autant de public, et de jeunes dans les colloques de la Criée ! Mais l’offensive est rude et il me semble que la plupart des analystes n’ont pas pris la mesure de ces menaces. Je suis heureux que le Cercle Freudien et la Fédération des ateliers aient soutenu dès le début le combat du Collectif des 39, mais il y a encore beaucoup à faire pour que le mouvement analytique se rende compte de la gravité de la situation : si nous laissons la psychiatrie aux mains de ces destructeurs, quid du terreau sur lequel nous posons nos pieds, ce terreau qui permet d’élaborer la plainte et de la transformer en adresse à l’autre, voire en demande d’analyse ?
J’ai repris la semaine dernière au Cercle Freudien ce terme « d’offre de transfert » que l’on pourrait faire correspondre avec la formulation lacanienne du « désir de l’analyste ». Disons qu’avec la psychose, et pas seulement avec elle, j’ai appris très tôt que ce désir ne gagnait rien à rester muet, et que l’abord analytique supposait une conduite active, activation psychique avant tout, mais aussi construction d’un dispositif d’accueil du sujet. Que ce dispositif devienne un Collectif, c’est tout l’enjeu qu’il me faut développer maintenant.
Mon premier maitre en psychiatrie
Pendant un temps, j’ai été encombré par le clivage entre la situation d’entretien où j’étais plutôt encombré, emprunté par une sorte de « Gestalt pseudo-analytique », et le travail groupal entendu comme un travail de socialisation aux aspects directement politiques... Mais je fus sérieusement remis à ma place par mes premiers patients, et j’ai raconté ces derniers temps l’histoire fondatrice de ce patient psychotique qui me fit sortir de mes gonds, et me signa un chèque d’un million de dollars quand j’acceptais de le ré-hospitaliser à mon corps défendant dans ce qu’il appelait son « paradis perdu ». En un instant, il m’apprenait ainsi la situation transférentielle qui était la nôtre, sur un tout autre mode que ce que j’avais imaginé, faisant aussi chuter une idéalisation de la psychanalyse pure, et m’apprenant l’importance de l’hospitalisation comme lieu d’asile et de repli. Ce moment fondateur en 80 me déplaça suffisamment pour que je me mette à parler à mes patients, à créer un club thérapeutique avec lui, avec eux, où s’organisaient petit-déjeuner, couscous, sorties, pour un travail sur la vie quotidienne, dont je découvrirais bien plus tard qu’il s’agissait d’un opérateur crucial de la PI. Avec son chèque d’une valeur inestimable, il m’avait donc appris qu’il m’avait mis en position de thérapeute, alors que je pensais le libérer de ses chaines asilaires sur le mode d’une idéologie basaglienne quelque peu sommaire. Du coup je dus accepter son besoin vital d’hospitalisation et reconnaitre que le travail thérapeutique ne pouvait se résumer dans la solution, le package : appartements thérapeutique + Club thérapeutique + désir actif de désaliénation pour l’autre. Dans le même temps je devais prendre acte de ma désillusion devant l’idéal d’autogestion intégrale dans l’équipe pourtant cooptée de copains réunis pour « lutter contre l’Asile ». Tout de suite l’impossibilité d’une horizontalité intégrale me sauta aux yeux et aux oreilles : cela ne faisait qu’exacerber l’imaginarisation des conflits, rabattus sur des enjeux de prestance. Ce qui me choqua le plus, ce fut le besoin pour beaucoup de se trouver un gourou, à un moment où je me refusais à occuper la moindre fonction de direction, prônant même une direction tournante. Je n’arrivais pas en ce temps à distinguer l’autorité du pouvoir (l’opposition autoritas/potestas dont parle Oury), et surtout pas à reconnaitre le principe d’une autorité, qui autorise et dans le même temps limite les fantasmes de toute-puissance de chacun projetés dans le Collectif. Il faut préciser que j’étais alors en fin d’internat, et que je n’occupais aucune place de pouvoir, place qui n’était d’ailleurs tenue en aucune manière par le médecin-chef de l’époque. C’est ainsi que j’appris de façon assez douloureuse le désastre d’une telle posture du laisser-faire. Je croyais m’appuyer sur le Freud de « Psychologie collective et analyse du moi », mais aussi sur le livre de Daniel Sibony « Le groupe inconscient ». En fait je n’arrivais pas à me résoudre à l’impossibilité d’échapper aux phénomènes aliénatoires dans le groupe, et j’avais la naïveté de croire qu’on pouvait les surmonter par une volonté collective mise en œuvre. Or cette mise sur la volonté consciente ne pouvait que se cogner de façon répétitive aux résistances conscientes et inconscientes dans le collectif en création. Je sais que certains ne croient pas à l’existence de l’inconscient, pas plus qu’à celle du transfert dans le Collectif, réservant ces concepts freudiens à l’espace de la cure en cabinet. Il est possible aussi que l’on ne trouve que ce que l’on attendait inconsciemment… Pour ma part, je fus tout à fait désorienté dans mon repérage en découvrant ce que je ne pensais pas chercher : cette « terra incognita » du transfert psychotique tissé aux transferts pluriels et aux singularités dans le collectif soignant. La psychanalyse que je croyais réservée à l’espace privé de la cure, devenait ainsi une source d’interrogations quand elle diffusait dans une équipe, produisant des effets de formation mais aussi de résistance. C’est toute la difficulté du paradoxe à soutenir comme paradoxe : il n’est guère possible de se passer de la psychanalyse, ou alors pour paraphraser un aphorisme de Lacan à propos de la fonction paternelle « on peut s’en passer à condition de s’en servir ». Surtout nous rencontrons forcément l’obstacle de tout savoir constitué, des effets de pouvoir et de prestance qu’il peut revêtir pour celui qui tente de s’y tenir, quand bien même ce serait à son corps défendant, quand c’est l’équipe qui le « rhabille » ainsi pour disqualifier le discours qui est tenu, et conforter ses résistances à l’inconscient…
J’avais donc commencé par dénoncer à la suite de Robert Castel « Le psychanalysme », l’ombre portée de l’idéologie psychanalytique dans le socius, et voilà que je me trouvais accusé un temps d’en porter les insignes. Et puis le modèle autogestionnaire volait en éclats m’obligeant pendant un temps bref que je trouvais fort long à créer le club thérapeutique dans une solitude relative et passionnante avec les patients. Les médecins et infirmiers estimaient déjà à l’époque que cela n’avait rien de thérapeutique de boire le café et de faire des fêtes avec les patients. Et cette résistance initiale ne se dissipa que progressivement au fur et à mesure que chacun put mesurer l’efficace incroyable de la « fonction club » : des patients délirants et apragmatiques laissaient pour un temps leur délire et leur apragmatisme au vestiaire, le reprenant souvent d’ailleurs à la sortie. Je découvrais ces effets de seuil avec une surprise d’autant plus forte que je ne les attendais pas. Le club avait donc des effets au-delà de la reconstruction d’un lien social ! Comment comprendre, donner statut de raison à cette reconstruction partagée entre patients et soignants, qui permettait un remaniement du délire et des phénomènes psychotiques ? Pendant 10 ans je me suis tenu à cette tâche d’animer le club tout en m’évertuant à ménager des temps de reprise, bientôt rejoint par une équipe qui a ensuite pris le relai. Quoi qu’il en soit : j’y ai appris l’essentiel de mon savoir pratique quant au travail institutionnel et à la thérapie des psychoses !
Ce que je garde en premier lieu de cet apprentissage, c’est la dimension d’hospitalité qui m’apparait maintenant comme un préalable à tout transfert possible. Je ne l’ai pas théorisée comme telle au départ en la mettant en acte à partir de mon arrière-pays et de ce qui m’avait été transmis de l’hospitalité judéo-arabe. Une dimension qui reste sensible aujourd’hui, alors que les patients sont extrêmement attentifs à ce que les stagiaires apportent un bout d’eux-mêmes : c’est plus flagrant quand ils sont étrangers, et que l’objet peut se concrétiser comme la samba brésilienne ou la lecture de l’Iliade en grec ancien. Mais c’est bien sûr vrai pour tout un chacun qui apporte sa sensibilité particulière, son « être au monde ». Et je crois que nous touchons là à un point de réel non symbolisable irréductible à toutes les tentations imaginaires. Ce point de réel de l’hospitalité inconditionnelle, nous l’avons théorisé bien plus tard en lisant Levinas et Derrida à deux reprises, la première ayant donné lieu à la publication « Asile » en 1999, et la plus récente aux 13° Rencontres de la criée et à l’ouvrage collectif « Politiques de l’hospitalité ».
Je ne vais pas revenir trop longtemps sur les paradoxes de l’hospitalité (après tout vous pouvez acheter la publication de la Criée où cette affaire est déployée !) mais insister sur les limites de l’hospitalité inconditionnelle quand il s’agit d’accueillir l’étrangeté de l’étranger. Pour en montrer l’exigence, je citerai JL Nancy qui en parle dans un petit livre, L’intrus, où il évoque sa greffe cardiaque : « Il faut qu’il y ait de l’intrus dans l’étranger, sans quoi il perd son étrangeté. S’il a déjà droit d’entrée et de séjour, s’il est attendu et reçu sans que rien de lui ne reste hors d’attente ni hors d’accueil, il n’est plus l’intrus, mais il n’est plus non plus l’étranger ». Autrement dit, l’hospitalité inconditionnelle n’est rien si elle ne vise pas l’accueil du « tout autre ». Et Marie-José Mondzain est venue elle aussi nous en parler à Reims d’une façon magnifique.
Nous sentons bien l’extrême difficulté d’un tel enjeu incommensurable qui nous fait mesurer à quel impossible nous devrions tendre d’une façon asymptotique, infinie. Mais aussi son côté crucial dans la sous-jacence du travail thérapeutique. D’où l’importance accordée à la salle d’accueil informel du centre Artaud, où il s’agit pour chacun de conjuguer « l’être avec » le patient psychotique, et trouver une qualité de présence à l’autre en réduisant le bruit de fond et l’agitation. Cette salle d’accueil constitue depuis 86 le centre de gravité du Collectif, le lieu de passage, de réunion d’analyse institutionnelle, mais aussi de tenue des séminaires et conférences en soirée.
L’accent mis sur l’informel décentre ainsi les activités, les entretiens thérapeutiques, mais aussi les thérapies, et les patients les plus abimés affectionnent vraiment ce lieu où il ne leur est pas demandé d’être actif ou de produire.
Mais il me faut revenir sur une deuxième fondation :
Ce processus se produisit au bout de cinq ans d’implantation préalable du premier dispositif, et d’une lutte anti-asilaire qui culmina dans une grève administrative de six mois où déjà quelques patients vinrent aux conférences de presse. Une grève hélas dénoncée par la CGT, mais notre détermination nous permit par des rebondissements que je vous épargnerai d’obtenir nos locaux en 1985, soit 1 ans avant la loi autorisant le secteur.
Le paradoxe quelque peu traumatique à cette époque, fut que la réussite fut vécue par l’équipe comme un échec : obtenir aussi après une longue attente l’objet convoité analysait la division subjective de chacun, et je dus constater que la plupart avaient perdu leur désir en chemin, d’autant qu’ils se trouvaient privés pour un temps de leur ennemi fédérateur : la direction de l’hôpital pour un temps très court nous cita en exemple, ce qui fut fatal pour une grande partie de l’équipe qui partit, certains me traitant même de collabo.
De plus la confrontation avec la difficulté de se tenir dans la salle d’accueil dans le « non-faire » nous fit traverser une année de très grande difficulté : l’équipe se renouvela assez brutalement, et devant la tourmente je proposai lors d’une journée de travail dont nous avions déjà la tradition un dispositif provisoire pour trois mois. Ce dispositif énonçait l’exact contraire de ce que j’avais soutenu jusqu’alors en termes d’autogestion et de décentrement permanent. Je proposai « une procédure d’accueil » en mesurant la gravité du terme « procédure » que j’associai à « la paranoïa dirigée » de Lacan et sans doute à la « paranoïa critique » de Dali. Je me proposai d’occuper une place centrale pour un temps en recevant chaque patient avec un membre de l’équipe qui pourrait devenir son référent. Du coup l’angoisse phobique ou paranoïde chuta d’un coup dans l’équipe, et 3 mois plus tard il me fut impossible de faire machine arrière : ce dispositif centré à mon corps défendant sur ma personne dura une vingtaine d’années, jusqu’à ce que je fus rejoint par 3 collègues acceptant de partager la charge avec moi : Sarah Colin, Yacine Amhis, et Géraldine Delcambre plus récemment. Soulignons que pendant de longues années 2 à 3 postes restèrent inoccupés : car cette aventure n’avait pas bonne presse auprès des collègues. On nous appelait le centre Antonin Marteau en nous assimilant aux fous que nous prenions en charge, et nous nous amusions assez d’être considérés comme des cinglés.
Et pourtant ce que je découvrais dans ce moment était très sérieux : je pouvais ainsi recueillir une parole adressée et un transfert partagé peu ou prou par le référent, ce qui fut et reste une méthode fort utile de formation pour l’équipe, mais aussi pour moi. Avec le temps je pus mesurer aussi la difficulté pour certains de supporter, de donner support au transfert psychotique : certains se passionnant, d’autres s’expulsant en mettant souvent en rivalité leur vie privée et l’engagement professionnel. Comme si l’amour de transfert, dont Freud nous dit à juste titre qu’il s’agit d’un amour véritable, devenait envahissement et source d’une angoisse devant l’inconnu du désir inconscient. Un risque que j’essaie pourtant de tempérer mais il est rigoureusement impossible de faire entendre la difficulté de l’élaboration du transfert sans y être engagé, comme disait Oury dans un colloque d’Europsy : « Le transfert interprète le transfert ».
En tout cas cette deuxième fondation à partir de l’accueil du transfert suscita de violentes turbulences : la place de l’inconscient et de la psychanalyse devenait trop prépondérante pour beaucoup, d’autant que pour penser avec d’autres cette réalité je fondais avec d’autres la Criée, ce qui fut vécu en premier lieu comme un espace de dépossession : « des étrangers à l’équipe viennent parler de nos patients ».
Gérard Rodriguez a déjà fort bien parlé lors d’un séminaire précédent, de ce qui fut appelé par une bonne partie de l’équipe « l’étude des grands ». Il me faut insister sur un épisode douloureux qui transforma cette première année en traversée du désert : une infirmière, bonne sœur défroquée, et donc érotisant la relation de façon insistante, se présentait comme l’élue du médecin-chef de l’époque. A ce titre elle s’exemptait du pacte institutionnel, séchant les réunions institutionnelles, ce qui en autorisait beaucoup à faire de même… Je passe sur le groupe de massages californiens qu’elle voulut initier avec une psychologue, car elle n’eut aucun envoi. Mais dans ses prises en charges, elle ne se privait pas avec les patients d’agirs qui ne cessaient de m’inquiéter. Et un jour alors que je la questionnais à propos d’un patient schizo particulièrement fragile, elle nous raconta « qu’elle l’avait amenée chez elle pour planter des petites graines sur son balcon ». Bien sûr elle ne s’entendait pas, et lorsque je répétais sa phrase en lui disant que cela n’avait rien d’anodin, elle m’accusa de « terrorisme psychanalytique ». Le plus grave c’est que toute l’équipe sans exception se solidarisa avec elle pendant une très longue période. L’équipe était devenue une « foule organisée » par la coalescence des résistances à l’inconscient. Je choisis de tenir bon et plutôt que de poursuivre un questionnement des pratiques de cette personne, je choisis de faire un rapport à la direction sur son absentéisme. Ce qui m’amena à une confrontation chez le DRH avec le médecin-chef qui soutenait son infirmière !
Elle choisit heureusement de partir, ce qui amena aussitôt un immense soulagement et permit à l’équipe de se remettre au travail, et aux patients de revenir dans un espace de tranquillité. Mais je me dois de mentionner cet acte qui me fut extrêmement pénible, dans la mesure où je pense après-coup indispensable de poser des limites à la toute-puissance de chacun. Faute de quoi, faute de cadre, il n’y aurait pas possibilité de parler de Collectif, et de travail clinique. Il me faut aussi mentionner avec tristesse que ce patient adressé pourtant à un autre service, s’immola quelques mois plus tard, comme si elle l’avait « allumé ».
Je pense que nous reprendrons ces points limites à propos des praxis instituantes avec Pierre Dardot et Christian Laval, car il faut bien qu’il y ait de l’institué, et un cadre qui détermine un espace démocratique.
Choses que j’ai appris à mes dépends comme on aura pu l’entendre dès le début de cette aventure : et qui vaut pour les patients, comme pour les soignants.
Y compris dans le club thérapeutique, où il est tout à fait possible que certains patients ou soignants prennent le pouvoir d’une façon dictatoriale ou clivée, s’appropriant le lieu pour leur propre jouissance et le transforment en isolat.
Les 10 ans d’animation du club avec patients et soignants auront également été déterminants pour ma formation de thérapeute de psychotiques, que j’ai lentement appris à ne pas cliver de ma pratique d’analyste en solitaire. Aujourd’hui je pense qu’il s’agit d’adapter le dispositif à chaque patient et que je ne connais pas de meilleur dispositif pour un patient dissocié. Je sais que d’autres comme Françoise Davoine, mais aussi Heitor de Macedo, et quelques autres, arrivent à voir des patients très fous en cabinet, mais pour ma part, je trouve que lorsque le transfert est dissocié, il est préférable de pouvoir disposer d’un collectif de bonne qualité. Encore convient-il de s’entendre sur ce terme trop souvent disqualifié par les analystes. Dans son séminaire sur le Collectif, Oury ne prend même pas la peine de le distinguer de la foule, telle que Freud en parle dans Psychologie des masses, avec l’identification de chacun au moi idéal du meneur. Rappelons que Freud parlait de « la foule organisée » (parti, armée, église), et pas des foules fascistes et autres masses en fusion. Ce qui fut par contre l’enjeu du travail de Nathalie Zaltzman avec « La pulsion anarchiste » et sa réflexion continue sur les enjeux du Collectif pour la psychanalyse. C’est elle qui releva la Kulturarbeit freudienne et aussi le fait que c’était dans ses ouvrages sur la psychologie collective que Freud produisait des concepts métapsychologiques cruciaux. En soutenant d’ailleurs le peu de cas qu’il faisait d’une rupture épistémologique entre psychologie individuelle et collective. Freud au grand désespoir d’Elias Canetti n’aura pas pu mesurer l’enjeu radicalement nouveau du nazisme. À la différence d’ailleurs de Ferenczi sans doute plus sensible aux enjeux du trauma, mais aussi partie prenante de l’éphémère république des conseils de Bela Kun qui lui confia un enseignement de psychanalyse à Budapest. En tout cas Le Collectif dont parle Oury, et je m’appuie à ma manière sur son élaboration, ne devrait rien à voir avec la foule. Comme nous l’a montré Olivier Apprill dans un exposé à la Criée, ce séminaire vient en 1984 après 20 ans d’élaboration, déconstruisant les concepts sartriens de la Critique de la Raison dialectique, et Oury aura eu besoin de produire des concepts sophistiqués pour rendre compte de la complexité. Car on ne peut pas se contenter de définir le Collectif par une suite de dénégations : ce n’est pas un groupe, ni une collectivité au sens de Sartre ou de Bonnafé : c’est « une machine abstraite », au sens de la cybernétique. Il faut aussi lui apporter des qualités, qui ne se déduisent aucunement des dispositifs, lesquels ne pourraient n’être que des instruments dans une logique technologique reproductible. Réunions, groupes, clubs thérapeutiques y compris, peuvent devenir des fétiches standardisés comme n’importe quelle invention subversive.
Je voudrais maintenant vous parler de l’événement barbare qui nous arrive
J’en ai déjà parlé à plusieurs reprises : au séminaire de la Criée le lundi 12, puis mercredi dernier au Cercle. Je vais donc être amené à me répéter quelque peu mais aussi avancer quelques questions nouvelles qui surgissent avec le refoulement du crime, et la tentation renouvelée d’une partie de l’extrême-gauche d’en « comprendre » leurs auteurs au nom sans doute de « la contradiction principale » : le racisme à l’égard des musulmans. Il y a donc eu les attentats contre Charlie, contre des flics censés représenter l’État français, et aussi contre des juifs censés représenter les juifs, considérés probablement en tant que tels ennemis des musulmans. Cela m’a vraiment atteint à tous points de vue, d’autant plus que Hara Kiri, puis Charlie Hebdo ont accompagné toute ma jeunesse, et même si je ne les lisais plus par lassitude, ils représentaient ce point de liberté du blasphème contre tous les insignes religieux. J’ai même il y a longtemps fait partie des collectifs de soutien, quand l’État français se permit d’interdire Hara Kiri Hebdo, après la couverture sacrilège célébrant la mort de De Gaulle « Bal tragique à Colombey : Un mort ». Je n’étais déjà pas très bien vu à l’époque par mes amis d’extrême-gauche qui ne se caractérisaient pas vraiment par le sens de l’humour et de l’autodérision. Mais jamais je n’aurais imaginé ce qui s’est passé dans les 10 dernières années avec la montée d’une haine contre ce journal traité d’islamophobe parce qu’il se moquait aussi des musulmans et de leur prophète. J’ai signé des pétitions de soutien, mais je n’ai jamais cru non plus il est vrai que la menace de mort serait exécutée en plein Paris. J’ai aussi entendu des proches ne pas vouloir croire qu’Ilan Halimi avait été torturé et tué par l’autoproclamé « gang des barbares » parce qu’il était juif, et j’ai constaté avec colère et impuissance la montée de l’antisémitisme sous couvert d’antisionisme dans les milieux d’extrême-gauche qui restent peu ou prou ma famille politique. Par ailleurs l’évolution réactionnaire et communautariste d’intellectuels comme Finkielkraut m’a désolé. Sans parler de l’infâme Zemmour et des idées de « grand déplacement », c’est-à-dire de déportation des musulmans d’Europe, qu’il a remises en circulation à l’instar de PEGIDA en Allemagne. Ce qui serait insupportable dans une telle perspective, c’est l’assignation à résidence de chacun dans une identité fixée, le retour du tribalisme, et la lutte de tous contre tous dans un « Viva la Muerte » qui exacerbe les forces de déliaison.
À l’inverse il s’agirait de soutenir le mouvement permanent entre identification et désidentification (cf Octave Mannoni) pour permettre une circulation des identifications, éviter un « arrêt sur image ».
 Cet été pendant la nouvelle guerre israélo-palestinienne, la haine a culminé : je désapprouvais l’offensive contre Gaza et l’irréversible qu’elle allait provoquer, mais en même temps arrivaient jusqu’à moi les cris de « mort aux juifs », d’attaque contre des synagogues et des commerces tenus par des juifs à Paris et à Sarcelles. Le tout étant dénié par ceux-là même qui organisaient les manifs en utilisant comme caution morale l’union Juive Française pour la paix. Si ces juifs-là n’avaient rien entendu, c’est qu’il ne s’était rien passé ! Et pourtant même à Reims, les infirmiers me racontaient la violence qui montait dans le secteur dont j’ai la charge (et où logeaient d’ailleurs les frères Kouachi), les affichettes djihadistes proclamant la haine des juifs et des croisés etc…
Quand il y a eu le massacre en deux temps, puis fort heureusement la manif impressionnante du 11 Janvier, j’ai été tenu d’en parler dans le séminaire de la Criée pour sortir de la sidération traumatique, ce qui a suscité des remous assez vifs voire même du désaccord, et surtout des prises de parole singulières en rapport avec la clinique du trauma ; je veux dire du point de trauma de chacun. Autrement dit de ce qui nous amène à l’analyse et qui nous permet aussi de nous tenir comme analystes au plus près de « la fêlure intime du monde », magnifique expression que j’ai trouvée dans le beau livre de Jean Cooren « Autre pourrait être le Monde » (expression empruntée au poète Franck Venaille)
J’ai retrouvé en préparant ce séminaire du 12 janvier, et avec horreur, la pétition initiée contre Charlie Hebdo par des militants d’extrême gauche le 5 novembre 2011, qui amalgamait Charb à Marine le Pen. Croyez-vous qu’après le crime ces gens se soient excusés de leurs propos insensés ? Pas du tout, et ils (les indigènes de la République) ont publié une tribune cosignée par Alain Gresh du Monde Diplo, Michèle Sibony, et Politis, se présentant comme les victimes d’une campagne de haine menée par Caroline Forest entre autres…
17 personnes sont mortes sans compter les assassinats précédents des deux dernières années, et ces gens-là se posent en victimes jouant de la concurrence victimaire ! Et de produire une conceptualité simpliste : « les damnés de la terre » auraient toujours raison, y compris quand ils commettent des crimes au nom d’Allah, qu’ils revendiquent la charia et l’oppression des femmes, voire leur viol, et leur mise en esclavage comme le fait Daech en ce moment.
Il me parait important de relire la tribune de MJ Mondzain dans Mediapart au lendemain des attentats, appelant à une « révolution politique », pour la laïcité et contre la charia dès maintenant, insistant aussi sur cet enjeu paradoxal de la visibilité pour une culture qui pourtant prescrit l’irreprésentable. Les assassins se sont adressés à la télé la plus visible BFM TV, qui s’y est complue de façon obscène et a passé leurs portraits en boucle, les transformant en icones prises dans le cycle de l’héroïsation, martyrs, héros du mal comme Mesrine. Et Mondzain s’est faite agonir par une partie des lecteurs de Mediapart qui ne supportaient pas cette revendication contre la charia. Au moment même où des femmes courageuses prenaient publiquement position à Tunis dans la même direction de pensée comme Faika Medjahed, psychanalyste à Alger, nous en a fait part (avec Wassila Tamzali et Raja Benslama). Je dois dire que j’ai téléphoné aussitôt à Marie José Mondzain pour la remercier et partager son émotion, mais aussi sortir de la sidération, et retrouver aussi une capacité de pensée dans l’interlocution avec elle. J’ai aussi téléphoné à Pierre Dardot tant j’étais ahuri d’une réaction déjà d’une partie de l’extrême-gauche considérant la manif du 11 comme une manipulation étatique. Sans compter cette concurrence victimaire insupportable qui permet tous les dénis. On peut lire ainsi certains comptabiliser de façon obscène dans certains blogs de Mediapart le nombre de morts dus à l’impérialisme comparé aux 17 morts parisiens. Sans doute « un détail de l’histoire » comme disait l’autre !
Nous sommes bien sûr aussi dans la nécessité de penser ce retour du racisme et de l’antisémitisme. Quand bien même ce racisme serait-t-il en rapport avec les guerres coloniales et la ségrégation bien réelle dont souffrent les maghrébins en France, il n’y aucune raison, aucune justification à l’antisémitisme. L’alliance récente entre Dieudonné et Soral est un symptôme social très inquiétant de cette confluence entre l’antisémitisme à l’ancienne, et celui de jeunes paumés, désaffiliés,  pour la création d’un petit parti nazi qui a une très forte audience dans la blogosphère sur internet, disséminant les pires rumeurs antisémites et complotistes.  
Il ne s’agit pas d’un retour du religieux qui comblerait le vide laissé par la défaite du politique, mais d’une instrumentalisation de montages théologico-politiques, qui témoignent au contraire d’une profonde crise de l’Islam dans son passage douloureux à la modernité, comme l’a très bien montré Fethi Benslama à propos de l’idéologie du GIA au moment de la grande vague terroriste en Algérie. Assassiner les « faux musulmans », c’est-à-dire d’abord les intellectuels, les artistes et les psychiatres, puis de proche en proche l’essentiel de la population, pour la faire repasser par l’origine et ainsi la purifier. N’oublions pas qu’à cette époque les victimes des islamistes étaient traitées d’apostats mais aussi de juifs, alors qu’il n’y a plus de juifs en Algérie!
Remarquons aussi la religiosité à la 6/4/2 des assassins : des jeunes délinquants amateurs de shit, peu connaisseurs du Coran, et pour ceux qui partent faire le djihad en Europe de nombreux jeunes franco-français convertis à la hâte pour 80% d’entre eux, allant chercher la possibilité, la jouissance de tuer son prochain, et de violer impunément des femmes réduites à l’esclavage par Daesh. Sans parler des jeunes filles qui partent pour le « djihad du sexe » comme un collègue tunisien me l’a appris.
Il s’agit plutôt de caractériser ce phénomène comme une nouvelle barbarie et une fascination pour des idéaux de néant. Je reprends là la formulation de Lacan quand il évoquait à la fin des 4 concepts : « L’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture »… « c’est le sens éternel du sacrifice, auquel nul ne peut résister, sauf à être animé de cette foi si difficile à soutenir, et que seul un homme a su formuler de façon plausible- à savoir, Spinoza, avec l’Amor intellectualis Dei »
Lacan avancera plus loin « que cette position d’un amour transcendant n’est pas tenable, que Kant est plus vrai et que la loi morale ne serait rien d’autre que le désir à l’état pur, celui-là même qui aboutit au sacrifice de tout ce qui est l’objet de l’amour dans sa tendresse humaine- je dis bien non seulement au rejet de l’objet pathologique, mais bien à son sacrifice et à son meurtre. C’est pourquoi j’ai écrit Kant avec Sade »
J’arrête là avec cette citation de Lacan que j’ai toujours trouvé lucide quant aux enjeux du Mal radical « le sacrifice aux dieux obscurs », mais très problématique quant « au sacrifice de l’objet de l’amour dans sa tendresse humaine ». Je pense que nous sommes cruellement obligés de prendre acte de cette fascination, de cette cruauté au cœur même de l’humain, mais que nous serions aussi tenus de donner un lieu de pensée à toutes les forces qui s’opposent à cette fascination et refusent ce sacrifice de l’objet de l’amour dans sa tendresse.
Comment penser sinon les réseaux militants comme RESF, et ceux qui comme je le fais, gardent des immigrés dans les services pour éviter leur expulsion, et montent des dossiers d’étrangers malades, à un moment où l’État français les renvoie à une mort certaine ? Rappelons le jeune malien Lassana Bathily qui a planqué des clients dans la chambre froide de l’hyper cacher, et qui avait pu rester en France grâce au soutien de RESF et de ses employeurs juifs français.
Comment penser sinon la grande manif du 11 janvier qui n’est pas une fascination pour le sacrifice, une glorification des martyrs, mais une protestation civique pour la liberté ? Même si des télé-évangélistes ont tenté cette idéalisation des martyrs pour mieux neutraliser leur posture subversive, ils auront été rattrapés par la nouvelle vague obscurantiste qui a immédiatement condamné la Une drôle et tendrement provocatrice du Charlie renaissant, fidèle à son style.
Je ne discute pas ici du caractère éphémère de la mobilisation citoyenne immédiate, de ce sursaut civique, mais de ce qui peut aussi surgir en face du Mal et de la cruauté. Ceci en gardant à l’esprit la phrase d’Edmond Jabes « Méfie-toi de l’engouement, il a un arrière-goût qui ment ».
 Je voudrais maintenant évoquer les effets cliniques multiples de ces attentats, qu’on ne peut comprendre sans mentionner le fait que le Collectif Artaud a pris maintenant l’habitude de se saisir des événements de la vie quotidienne, y compris des évènements politiques. Depuis que Sarkozy a produit son discours agressif en décembre 2008, il s’est produit une réaction salutaire qui nous a fait nous mobiliser avec les patients. Je ne cesse d’en parler depuis 6 ans, mais je voudrais insister sur la permanence étonnante de cette effervescence créatrice qui ne cesse de m’étonner, et qui est aussi marquée par le surgissement d’une association de patients Humapsy (pour une psychiatrie Humaine).
Y compris dans la situation catastrophique que nous avons vécue avec ces attentats. Une AG était prévue dans la salle d’accueil, et j’étais pour le moins embarrassé pour aborder ce qui venait d’arriver : quand une patiente prit la parole avec une qualité de présence que nous ne lui connaissions pas jusqu’alors : disant son étonnement que 70 ans après la 2° guerre mondiale on tue des juifs et des journalistes en plein Paris. Et un autre patient d’origine maghrébine de surenchérir pour proposer un numéro spécial de la gazette d’Artaud à l’occasion de la semaine de la folie ordinaire que nous tenons pour la 4° année, avec une soirée festive, et cette année, un forum ouvert à tous les clubs de France, de Navarre et même de Belgique. Cette gazette sera écrite en français, arabe, hébreu, brésilien, espagnol, grec, chinois s’ouvrant ainsi aux langues parlées dans l’équipe, chez les stagiaires, et chez les amis. L’article qu’il a proposé devrait être consacré à la commémoration de la libération des camps, en insistant sur le fait que ce sont les malades mentaux qui ont été liquidés en premier. Cet article sera-t-il écrit réellement par des patients qui se sentent à ce point en danger, dans ce mouvement identificatoire aux victimes ? Nul ne le sait encore, mais cette parole incroyable et imprévue a eu lieu, et a trouvé un lieu pour se mettre en scène.
 Nous n’avons bien sûr pas fait de minute de silence, mais parlé sans cesse avec nos patients : certains sont allés à la manif, d’autres non. Certains sont restés dans la forclusion de l’événement, et d’autres ont téléphoné en pleine nuit pour qu’une infirmière le leur raconte ; et chacun a réagi de façon extrêmement singulière. L’un d’eux que je reçois en thérapie depuis 15 ans, a pu me dire combien la discussion ininterrompue avec toute l’équipe lui avait permis de ne pas passer à l’acte comme les meurtriers auxquels il aurait pu s’identifier en d’autres temps. Un autre patient dont le délire fascisant et raciste l’avait mis en porte à faux, amorce alors un retour plus apaisé : les attentats ont enfin confirmé son délire centré sur les arabes, ce qui d’une certaine manière le rassure. D’autres sont restés longtemps terrifiés et se sont terrés chez eux ; ainsi une patiente ayant subi les traumas de guerre du Kosovo, est restée enfermée chez elle pendant 3 jours avec sa petite fille revivant la terreur traumatique.
Un autre patient quelque peu paranoïaque d’origine algérienne s’est enfui, persuadé que le centre Artaud était plein de juifs islamophobes qui allaient sans doute se venger sur lui, et nous avons eu bien du mal à le faire revenir pour qu’il soit en sécurité.
Autant de réactions que de prises subjectives sur l’événement et il est essentiel que toutes ces singularités puissent être accueillies.
Mais je voudrais conclure sur un moment d’embarras surgi lors de la dernière réunion institutionnelle : deux stagiaires s’étaient joints aux soignants qui animent avec talent chaque semaine un forum sur l’actualité : et c’est d’eux qu’est venu le négatif, le soutien à Dieudonné, et à sa version complotiste. Et je peux vous dire que la discussion en réunion fut âpre, révélant que plusieurs stagiaires psycho partageaient les mêmes convictions, ou même affirmaient que la psychanalyse n’avait rien à faire de toutes ces histoires politiques.
Que faire de la colère qui vient dans ces moments-là quand ce sont ceux qui sont censés accueillir la folie qui transmettent le déni, le révisionnisme et de tels discours de haine ?
J’ai décidé bien sûr qu’il était important de soutenir une diversité de points de vue dans le lieu de mise en scène qu’offre cette réunion. J’ai rappelé un conflit avec cette collègue qui avait pu dire son désaccord en séminaire avec mes positions : disons qu’elle n’était pas Charlie…
Mais que ce désaccord n’avait rien à voir avec le négationnisme qui ne se soutient que du déni et de l’imposture, et que ce serait rajouter de la pathologie à la pathologie que d’accepter que des soignants portent un tel discours auprès des patients. Ce discours existe de toutes façons dans la blogosphère scrutée nuit et jour par certains, mais il me semble que le Collectif aurait pour fonction principale de tenir une fonction de pare-excitation et de filtre par rapport à la cruauté et à la folie du Monde. Question de cadre d’un Collectif qui m’a laissé dans un certain embarras, car la limite est incertaine et c’est tout le piège de Dieudonné de prétendre à une liberté totale de l’expression, y compris de prétendre que c’est François Hollande, ou le Mossad qui aurait commis les attentats, et ainsi d’amplifier l’irréalité des patients.
Je crois que si nous consentions à une telle défaite, alors « La fêlure intime du Monde » deviendrait un point d’engouffrement…
J’avais donc écrit ces phrases avant de prendre connaissance du texte de Badiou dans le monde du lundi 2 février. Et je vais vous dire maintenant pour conclure la colère que cette lecture m’a inspirée.
Comme souvent il s’agit d’un texte bien écrit, dont la rhétorique vise à emporter l’adhésion et à se présenter comme la posture révolutionnaire la plus pure. Nous ne pouvons que le suivre dans sa dénonciation d’un capitalisme mondialisé qui est le seul monde qui nous serait proposé. Mais nous retrouvons assez vite la rhétorique maoïste de la contradiction principale, pour tenter d’escamoter la difficulté énorme à analyser notre situation éminemment complexe. S’il suffisait d’offrir l’horizon du drapeau rouge pour en finir avec la barbarie fasciste de Daesh, et balayer du même coup le néolibéralisme, ce serait assez réjouissant et pour tout dire jubilatoire. Au passage notons « le silence de cathédrale » qui régnait depuis 15 jours jusqu’à ce que Badiou s’exprime ! Alors que l’événement qui nous a frappés a suscité une floraison de textes et de prises de parole les plus divers pour tenter de retrouver de la pensée autre que télévisuelle.
Notons aussi la critique de Charlie : des ex-gauchistes que Badiou présente comme les descendants des massacreurs de la Commune de Paris, se complaisant dans une obscénité antireligieuse et une tradition voltairienne qui se trouvent condamnés. En particulier « son poème cochon La Pucelle d’Orléans dirigé contre une héroïne sublimement chrétienne autorise à dire que les vraies et fortes lumières de la pensée critique ne sont certes pas illustrées par ce Voltaire de bas étage ». Un Voltaire « sceptique et jouisseur » à l’opposé du bon Robespierre opposé à « la guerre civile » ! Rappelons que ce bon Robespierre fut aussi l’icône de Pol Pot et des Khmers rouges, dont Badiou nous fit en d’autres temps l’éloge constant et sans remords…
On retrouve ainsi renouvelée la critique faite par une partie de l’ultragauche d’un Charlie islamophobe, pris dans la peur du « prolétaire des faubourgs », puisque la figure du « musulman », vient ainsi occuper la place du prolétaire. « Les prolétaires n’ont pas de patrie », nous est-il rappelé quand bien même ils, ou plutôt elles porteraient foulard par « sens de la libre révolte ». Ainsi les oripeaux de l’islamisme, et sa volonté de voiler le corps des femmes deviendraient un acte de libération : ce qui constitue le discours courant de l’islamisme présentant la tyrannie comme un acte libératoire. Il faut d’ailleurs remarquer qu’un tel signe de reconnaissance, plus que de religion, est une pratique avant tout aliénante à un ordre patriarcal et moyennageux, et participe d’une emprise de la vie quotidienne entièrement réglée par des coutumes ancestrales et contraignantes : vêtements, nourriture, horaires de prières etc…
Faut-il souligner que les démocrates vivant dans les pays musulmans, y compris les croyants, se sont toujours battus contre cette emprise d’une religiosité archaïque, réclamant encore récemment une suppression des aspects moyenâgeux du Coran, ce que les deux autres monothéismes n’ont effectué que sous la pression laïque et démocratique. Autrement dit il ne s’agit pas d’un débat sur le montage religieux du Coran, mais sur les conditions socio-historiques, les constructions imaginaires de la société pour citer Castoriadis, qui déterminent les pratiques réelles.
Comment comprendre sinon la figure de Bourguiba buvant un grand verre d’eau à la télévision en plein ramadan, ou le fameux rire de Nasser à propos du voile des femmes !
En France nous sommes effectivement confrontés à une guerre des subjectivités compliquée par la situation postcoloniale, et par les processus bien réels de ségrégation et de ghettoïsation produits par la société française. Remarquons tout de même que nombreux sont ceux qui sortent de ces ghettos, réussissent à l’école républicaine et s’insèrent dans la société française, en l’enrichissant par leurs apports. Il est clair qu’un grand nombre reste par contre dans cette situation où règnent le non-droit, la loi du plus fort, les trafics en tous genres, et l’oppression des plus faibles. Constatons que la révolte contre cette injustice a quitté depuis longtemps hélas le terrain de la politique, alors que nous avions pensé une issue dans l’universel de la révolte et de la révolution.
« La candidate voilée » a fait exploser le NPA qui a censuré l’expression des vieux laïques ringardisés comme Krivine, et les « indigènes de la République » cristallisent ce changement de paradigme où c’est l’essentialisation de l’indigénat qui se trouve revendiquée comme signe de ralliement.
Remarquons cette place charnière que ce groupe occupe entre l’extrême-gauche, et les islamistes plus ou moins fanatisés. Signalons aussi ma découverte récente d’un débat entre Edwy Plenel et Tariq Ramadan (celui qui est pour le moratoire sur la lapidation des femmes adultères !), un débat sponsorisé par un tour opérateur spécialisé dans les pèlerinages à la Mecque dont le premier prix était d’ailleurs un pèlerinage gratuit !! J’en suis d’autant plus peiné en raison de la grande estime pour Edwy Plenel à qui nous devons Mediapart.
Deuxième découverte récente : Alain Gresh directeur du Monde Diplomatique a co-écrit plusieurs livres avec le même Tariq Ramadan, ainsi qu’Edgar Morin : ainsi le petit-fils du fondateur des frères musulmans devient-il un « islamiste modéré » bien en cour auprès de la gauche et de l’extrême-gauche qui lui procure une sorte de respectabilité. Sans doute ces personnes que je respecte pensent-elles nécessaire d’engager le dialogue avec ce personnage, avec l’espoir de construire une ouverture avec une « communauté musulmane » qui n’existe pas ! Il s’agit d’une construction d’une fiction à partir d’une supposée appartenance religieuse, ce qui constitue une régression du discours politique qui jusque-là raisonnait en termes de classe, ou de catégorie sociale.  
Vous voyez donc que Badiou n’est ni le premier ni le seul à gauche, même si je ne le confonds en aucune manière avec ceux que je viens d’évoquer, à pactiser avec le diable en conspuant l’humour et le blasphème de Charlie, et en légitimant la révolte contre ces ex-gauchistes corrompus devenus héritiers des massacreurs de la Commune !
Quelques remarques conclusives :
Il fallait pour Badiou laisser passer un peu de temps après le massacre et surtout après la manif, pour travestir le sursaut civique et citoyen en dictature de Valls. Certes celui-ci n’aura eu de cesse de faire oublier son racisme anti-rom et de redorer pour un temps son blason. Et Hollande tente de façon assez pathétique de récupérer « l’esprit du 11 janvier » pour se refaire une santé.
Mais il y a eu tout de même 4 millions de personnes dans la rue, et un rassemblement extrêmement hétérogène mettant de côté, là aussi pour un temps, les fachos et Dieudonné. Certes comme nous avons pu le constater il y a eu tout de suite, et heureusement des voix discordantes puisque nous sommes ici encore en démocratie. Et il est scandaleux bien sûr que des gamins répétant les conneries de leurs parents ou de leur bande se soient retrouvés au poste et même en prison.
 Mais dire cela n’empêche en aucune manière de reconnaitre l’élan populaire et civique qui s’est produit et n’a été le fruit d’aucun parti, d’aucune organisation étatique.
Par contre le fait que s’organise et se structure une opposition se prétendant de gauche à un tel élan sous prétexte qu’il n’a pas été unanime suppose plusieurs glissements.
Il fallait pour cela que la figure essentialisée du « musulman » prenne la place de « l’ouvrier des faubourgs », et que Badiou retrouve ainsi le prolétariat de plus colonisé chargé d’incarner l’espoir communiste !
Enfin une troisième remarque d’importance : l’absence ou presque de l’antisémitisme dans un tel théâtre : certes les assassins sont « en la circonstance antisémites », et je souligne « en la circonstance ». C’est un point d’impasse nécessaire de ce texte, car il s’agit de récuser l’antisémitisme meurtrier de ces bandes fascistes en le laissant dans l’impensé de la question. Soulignons tout de même l’ambiguïté de l’écriture : on pourrait en effet lire que cette circonstance est une détermination du crime fasciste, alors que j’y trouve une simple mention de l’opinion des meurtriers, et que la détermination antisémite des attentats est revendiquée explicitement par leurs auteurs et par l’internationale du fascisme islamiste. Enfin remarquons que ce sera la seule mention de l’antisémitisme dans ce texte.
Or cet antisémitisme meurtrier et ciblé se déchaine 70 ans après la libération des camps d’extermination, et il fait se rejoindre une bonne part de ces jeunes qui s’identifient à la figure du palestinien, rejouant en France le conflit israélo-palestinien, et les fachos franco-français : l’alliance récente dans un parti néo-nazi de Dieudonné et Soral rencontre un certain succès sur le net, et surtout répand avec succès les théories du complot qui s’intriquent fort bien avec le négationnisme de la Shoah.
Et pendant ce temps les valeurs de la République issue de la révolution de 1789 et de la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, sont présentées comme celles des Versaillais et des coloniaux ! Il fallait oser et Badiou l’a fait, ce qui permettra de légitimer les pires attaques contre la laïcité et les valeurs de la République, alors que ce sont des universaux qui ne sont l’apanage d’aucun pays. D’où l’immense onde de choc dans le monde entier en réaction à la barbarie.
Décidément « Socialisme ou barbarie » reste un dilemme tout à fait actuel, quand bien même il nous reste à retrouver le sens de ces mots bien bousillés par les staliniens et autres.
C’est tout l’espoir que nous mettons dans nos « praxis instituantes » sur le terrain au jour le jour, quand nous mettons en acte une possibilité de prise de parole, d’une parole qui fasse acte et qui laisse place à l’hétérogène des subjectivités désirantes. Ces praxis se sont forgées à St Alban dans la lutte contre le nazisme et la barbarie à l’égard des malades mentaux, des communistes, des homosexuels, des tziganes, et des juifs. Au crime contre l’humanité certains ont répondu très concrètement par leur refus du racisme, de tous les racismes et des processus de ségrégation. Mais aussi par la création de lieux d’accueil de la folie, où l’enjeu de l’hospitalité se noue avec celui du transfert, et suppose une attention soutenue à l’émergence des processus instituants.
A nous d’écrire la suite…
Patrick Chemla

* * *

Alain Badiou – Le rouge et le tricolore

Aujourd’hui, le monde est investi en totalité par la figure du capitalisme global, soumis à l’oligarchie internationale qui le régente, et asservi à l’abstraction monétaire comme seule figure reconnue de l’universalité.

Dans ce contexte désespérant s’est montée une sorte de pièce historique en trompe-l’œil. Sur la trame générale de « l’Occident », patrie du capitalisme dominant et civilisé, contre « l’islamisme », référent du terrorisme sanguinaire, apparaissent, d’un côté, des bandes armées meurtrières ou des individus surarmés, brandissant pour se faire obéir le cadavre de quelque Dieu ; de l’autre, au nom des droits de l’homme et de la démocratie, des expéditions militaires internationales sauvages, détruisant des Etats entiers (Yougoslavie, Irak, Libye, Afghanistan, Soudan, Congo, Mali, Centrafrique…) et faisant des milliers de victimes, sans parvenir à rien qu’à négocier avec les bandits les plus corruptibles une paix précaire autour des puits, des mines, des ressources vivrières et des enclaves où prospèrent les grandes compagnies.

C'est dans un silence de cathédrale que des chercheurs du monde entier fixent, depuis maintenant plus de 2 semaines, un écran de télévision.

C’est une imposture de présenter ces guerres et leurs retombées criminelles comme la contradiction principale du monde contemporain, celle qui irait au fond des choses. Les troupes et polices de la « guerre antiterroriste », les bandes armées qui se réclament d’un islam mortifère et tous les Etats sans exception appartiennent aujourd’hui au même monde, celui du capitalisme prédateur.

Diverses identités factices, se considérant chacune comme supérieure aux autres, se taillent férocement dans ce monde unifié des lambeaux de domination locale. On a du même monde réel, où les intérêts des agents sont partout les mêmes, la version libérale de l’Occident, la version autoritaire et nationaliste de la Chine ou de la Russie de Poutine, la version théocratique des Emirats, la version fascisante des bandes armées… Les populations sont partout sommées de défendre unanimement la version que le pouvoir local soutient.

Il en ira ainsi tant que l’universalisme vrai, la prise en main du destin de l’humanité par l’humanité elle-même, et donc la nouvelle et décisive incarnation historico-politique de l’idée communiste, n’aura pas déployé sa neuve puissance à l’échelle mondiale, annulant au passage l’asservissement des Etats à l’oligarchie des propriétaires et de leurs serviteurs, l’abstraction monétaire, et finalement les identités et contre-identités qui ravagent les esprits et en appellent à la mort.

Identité française : la « République »

Dans cette guerre des identités, la France tente de se distinguer par un totem de son invention : la « République démocratique et laïque », ou « le pacte républicain ». Ce totem valorise l’ordre établi parlementaire français – au moins depuis son acte fondateur, à savoir le massacre, en 1871, par les Adolphe Thiers, Jules Ferry, Jules Favre et autres vedettes de la gauche « républicaine », de 20 000 ouvriers dans les rues de Paris.

Ce « pacte républicain » auquel se sont ralliés tant d’ex-gauchistes, parmi lesquels Charlie Hebdo, a toujours soupçonné que se tramaient des choses effrayantes dans les faubourgs, les usines de la périphérie, les sombres bistrots banlieusards. La République a toujours peuplé les prisons, sous d’innombrables prétextes, des louches jeunes hommes mal éduqués qui y vivaient. Elle a aussi, la République, multiplié les massacres et formes neuves d’esclavage requis par le maintien de l’ordre dans l’empire colonial. Cet empire sanguinaire avait trouvé sa charte dans les déclarations du même Jules Ferry – décidément un activiste du pacte républicain –, lesquelles exaltaient la « mission civilisatrice » de la France.

Or, voyez-vous, un nombre considérables des jeunes qui peuplent nos banlieues, outre leurs louches activités et leur manque flagrant d’éducation (étrangement, la fameuse « Ecole républicaine » n’a rien pu, semble-t-il, en tirer, mais n’arrive pas à se convaincre que c’est de sa faute, et non de la faute des élèves), ont des parents prolétaires d’origine africaine, ou sont eux-mêmes venus d’Afrique pour survivre, et, par voie de conséquence, sont souvent de religion musulmane. A la fois prolétaires et colonisés, en somme. Deux raisons de s’en méfier et de prendre les concernant de sérieuses mesures répressives.

Supposons que vous soyez un jeune Noir ou un jeune à l’allure arabe, ou encore une jeune femme qui a décidé, par sens de la libre révolte, puisque c’est interdit, de se couvrir les cheveux. Eh bien, vous avez alors sept ou huit fois plus de chances d’être interpellé dans la rue par notre police démocratique et très souvent retenu dans un commissariat, que si vous avez la mine d’un « Français », ce qui veut dire, uniquement, le faciès de quelqu’un qui n’est probablement ni prolétaire, ni ex-colonisé. Ni musulman.

Charlie Hebdo, en un sens, ne faisait qu’aboyer avec ces mœurs policières dans le style « amusant » des blagues à connotation sexuelle. Ce n’est pas non plus très nouveau. Voyez les obscénités de Voltaire à propos de Jeanne d’Arc : son La Pucelle d’Orléans est tout à fait digne de Charlie Hebdo. A lui seul, ce poème cochon dirigé contre une héroïne sublimement chrétienne autorise à dire que les vraies et fortes lumières de la pensée critique ne sont certes pas illustrées par ce Voltaire de bas étage.

Il éclaire la sagesse de Robespierre quand il condamne tous ceux qui font des violences antireligieuses le cœur de la Révolution et n’obtiennent ainsi que désertion populaire et guerre civile. Il nous invite à considérer que ce qui divise l’opinion démocratique française est d’être, le sachant ou non, soit du côté constamment progressiste et réellement démocrate de Rousseau, soit du côté de l’affairiste coquin, du riche spéculateur sceptique et jouisseur, qui était comme le mauvais génie logé dans ce Voltaire par ailleurs capable, parfois, d’authentiques combats.

Le crime de type fasciste

Et les trois jeunes Français que la police a rapidement tués ? Je dirais qu’ils ont commis ce qu’il faut appeler un crime de type fasciste. J’appelle crime de type fasciste un crime qui a trois caractéristiques.

D’abord, il est ciblé, et non pas aveugle, parce que sa motivation est idéologique, de caractère fascisant, ce qui veut dire strictement identitaire : nationale, raciale, communautaire, coutumière, religieuse… En la circonstance, les tueurs sont antisémites. Souvent le crime fasciste vise des publicistes, des journalistes, des intellectuels ou des écrivains que les tueurs estiment représentatifs du bord opposé. En la circonstance, Charlie Hebdo.

Ensuite, il est d’une violence extrême, assumée, spectaculaire, parce qu’il vise à imposer l’idée d’une détermination froide et absolue qui, du reste, inclut de façon suicidaire la probabilité de la mort des meurtriers. C’est l’aspect « viva la muerte ! », l’allure nihiliste, de ces actions.

Troisièmement, le crime vise, par son énormité, son effet de surprise, son côté hors norme, à créer un effet de terreur et à alimenter, de ce fait même, du côté de l’Etat et de l’opinion, des réactions incontrôlées, entièrement closes sur une contre-identité vengeresse, lesquelles, aux yeux des criminels et de leurs patrons, vont justifier après coup, par symétrie, l’attentat sanglant. Et c’est bien ce qui est arrivé. En ce sens, le crime fasciste a remporté une sorte de victoire.

L’Etat et l’opinion

Dès le début en effet, l’Etat s’est engagé dans une utilisation démesurée et extrêmement dangereuse du crime fasciste, parce qu’il l’a inscrit au registre de la guerre mondiale des identités. Au « musulman fanatique », on a opposé sans vergogne le bon Français démocrate.

La confusion a été à son comble quand on a vu que l’Etat appelait, de façon parfaitement autoritaire, à venir manifester. C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents, et si on n’a pas exhorté les gens, une fois qu’ils auraient manifesté leur obéissance identitaire sous le drapeau tricolore, soit à se terrer chez eux, soit à revêtir leur uniforme de réserviste et à partir au son du clairon en Syrie.

C’est ainsi qu’au plus bas de leur popularité, nos dirigeants ont pu, grâce à trois fascistes dévoyés qui ne pouvaient imaginer un tel triomphe, défiler devant un million et quelques de personnes, à la fois terrorisées par les « musulmans » et nourries aux vitamines de la démocratie, du pacte républicain et de la grandeur superbe de la France.

La liberté d’expression, parlons-en ! Il était pratiquement impossible, durant tous les premiers jours de cette affaire, d’exprimer sur ce qui se passait un autre avis que celui qui consiste à s’enchanter de nos libertés, de notre République, à maudire la corruption de notre identité par les jeunes prolétaires musulmans et les filles horriblement voilées, et à se préparer virilement à la guerre contre le terrorisme. On a même entendu le cri suivant, admirable dans sa liberté expressive : « Nous sommes tous des policiers. »

Il est naturel en réalité que la loi de notre pays soit celle de la pensée unique et de la soumission peureuse. La liberté en général, y compris celle de la pensée, de l’expression, de l’action, de la vie même, consiste-t-elle aujourd’hui à devenir unanimement des auxiliaires de police pour la traque de quelques dizaines d’embrigadés fascistes, la délation universelle des suspects barbus ou voilés, et la suspicion continue concernant les sombres cités de banlieue, héritières des faubourgs où l’on fit autrefois un carnage des communards ? Ou bien la tâche centrale de l’émancipation, de la liberté publique, est-elle bien plutôt d’agir en commun avec le plus possible de jeunes prolétaires de ces banlieues, le plus possible de jeunes filles, voilées ou non, cela n’importe pas, dans le cadre d’une politique neuve, qui ne se réfère à aucune identité (« les prolétaires n’ont pas de patrie ») et prépare la figure égalitaire d’une humanité s’emparant enfin de son propre destin ? Une politique qui envisage rationnellement que nos vrais maîtres impitoyables, les riches régents de notre destin, soient enfin congédiés ?

Il y a eu en France, depuis bien longtemps, deux types de manifestation : celle sous drapeau rouge, et celles sous drapeau tricolore. Croyez-moi : y compris pour réduire à rien les petites bandes fascistes identitaires et meurtrières, qu’elles se réclament des formes sectaires de la religion musulmane, de l’identité nationale française ou de la supériorité de l’Occident, ce ne sont pas les tricolores, commandées et utilisées par nos maîtres, qui sont efficaces. Ce sont les autres, les rouges, qu’il faut faire revenir.

Alain Badiou est professeur émérite à l’Ecole normale supérieure. il a récemment publié Métaphysique du bonheur réel (PUF, 2014). Romancier, dramaturge, il est aussi un penseur engagé, intervenant régulièrement dans le débat public.
Alain Badiou (Philosophe, dramaturge et écrivain)
LE MONDE | 27.01.2015 à 09h38 – Mis à jour le 28.01.2015 à 12h55






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