dimanche 14 septembre 2014

In memoriam, Jean Oury


de Marie-Lise Lacas
paru dans les Cahiers H. Ey, juillet 2014, Les Lettres de la SPF, septembre 2014

Jeune « apprentie » psychanalyste à la SFP (Société Française de Psychanalyse) dans les années 60, pour moi Jean Oury faisait déjà partie des « notables », même s’il n’était pas des instances institutionnelles. Nous nous sommes retrouvés à l’École Freudienne, dans ce climat d’enthousiasme partagé pour l’enseignement de Jacques Lacan. Mais Oury, pourtant fidèle à Lacan – et il le demeura – se démarquait des « groupies », ne portant ni nœud papillon, ni gilet à fleurs. En « homme tranquille » il poursuivait son chemin, et son œuvre, la clinique de La Borde, qui devait devenir un lieu de formation et de travail incontesté pour tous ceux qui s’intéressaient à la psychose et autres formes de déstructuration psychique – mais pas uniquement… Frère du célèbre Fernand Oury, élève et ami de Tosquelles, son « truc » à lui c’était la psychothérapie institutionnelle : La Borde a acquis avec lui une renommée internationale à l’instar de Palo Alto, du Bürghozli, de l‘école orthogénique de Bettelheim et autres hauts lieux de la clinique « psy » des cas impossibles. 


Je n’ai pas fréquenté La Borde, ni suivi ses séminaires à Ste-Anne, mais on se rencontrait souvent dans des congrès, des réunions professionnelles dont celles de la SPF, au séminaire de Gisela Pankow dont il était l’ami très proche et très fidèle, et aussi à l’AFPEP/SNPP, association de psychiatres de ville, très imprégnés de psychanalyse. Des échanges informels ont, au cours des années, tissé entre nous des liens amicaux dont le témoignage reste dans la postface de mon livre sur Gisela Pankow, l’un des derniers, sinon le dernier, texte qu’il a écrit, peu de temps avant sa mort et alors qu’il était déjà bien fatigué. Dans une recension que j’avais rédigée pour la revue Psychiatries, à propos d’un de ses livres écrit avec Marie Depussé, Á quelle heure passe le train…,  j’avais évoqué son regard – il avait les yeux très bleus - en le comparant à celui du marin, et ça lui avait beaucoup plu ! Et c’est vrai qu’il avait ce regard de ceux qui ont voyagé en haute mer et ont beaucoup vu et pensé, bien au-delà des mesquineries terriennes. Il était un érudit, certes, mais il vaudrait mieux parler de culture que d’érudition dans son  cas : ses citations invitaient à l’ouverture vers d’autres modes de pensée plutôt qu’à un nouvel endoctrinement. Même par rapport à Lacan, dont il exploitait les concepts avec virtuosité, il n’est jamais tombé dans ce travers catastrophique de figer le mot, la parole, comme on épingle des papillons sur une planche d’entomologie : il les laissait voleter en poursuivant le chatoiement de leur polysémie. 
Son discours, de fait, n’était pas toujours facile à suivre, mais était toujours fascinant, comme s’il découvrait lui-même et faisait découvrir en parlant ce qu’il voulait transmettre de son expérience. Et ça sonnait juste, terriblement juste. Il n’écrivait pas à l’avance le texte d’une intervention, ayant parfois seulement quelques notes jetées sur une feuille de papier. Ses critiques, ses remarques, se teintaient volontiers d’humour, mais il pouvait aussi se mettre en colère et fustiger sans merci un contradicteur, comme je l’ai entendu le faire lors de Journées organisées à Toulouse par l’AFPEP, lorsqu’un participant avait dit que les patients de Gisela Pankow n’étaient pas de vrais psychotiques ! C’était un bourreau de travail, en même temps toujours disponible à une demande d’aide ou de soutien. Et il a formé à son écoute bien particulière de la maladie mentale des générations de thérapeutes et de « psychistes ». Certains ont bouleversé leurs services et habitudes hospitalières - des lieux de soin se sont créés sur le modèle de La Borde -, d’autres ont appris à élargir le cadre de leur pratique privée trop individualiste, trop fermée sur la singularité d’un discours. On ne pouvait rester indifférent à cette parole vraie. Ses dernières années surtout ont été empoisonnées par les tracasseries administratives engendrées par les règlements technocratiques destructeurs que l’on connait : La Borde était hors normes… et se devait de le rester. Je ne suis pas sûre qu’avant lui on ait articulé avec une telle force, une telle profondeur de réflexion, l’individuel et le social, le soin et la politique. Il n’a pas hésité à s’engager dans les combats actuels. S’il y a un mot qui ne pouvait en aucun cas entrer dans sa démarche c’est celui de ségrégation : les mêmes fils tissent l’individu et le corps social. Et, entre autres de ses formules, j’aime particulièrement celle-ci : « Qu’est-ce que je fous là ? » qui exprime tout le doute, toutes les interrogations sans quoi nulle avancée n’est possible. Paradoxe d’une question qui était sans doute sa seule certitude.  L’homme a disparu, mais son héritage est là qui ne demande qu’à être entendu et à fructifier. Au-delà de la douleur du deuil, une présence qui ne saurait s’effacer.
Marie-Lise Lacas

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